L’origine du nom de la Moria est donnée dans les brouillons de la lettre 297, adressée à "Monsieur Rang", et datés d’août 1967 (p. 530-541). Tolkien écrit en effet (p. 537) :
[La Moria] est en fait [un nom] apparu dans le chap[itre] 1 de Bilbo le Hobbit. C’était à l’époque, si je me souviens bien, un léger "écho" au château de Soria Moria de l’un des contes scandinaves traduits par Dasent. (Ce conte ne m’intéressait pas du tout ; je l’avais oublié et ne l’ai jamais reparcouru depuis. C’était simplement la source de la séquence sonore de moria, qui aurait pu être découverte ou composée ailleurs.) J’aimais cette séquence, qui allitérait avec mines et proposait un lien avec l’élément MOR de ma construction linguistique.
Tolkien fait ici référence au livre de George W.W. Dasent,
Popular Tales from Norse Mythology, publié en 1859.
Le château de Soria Moria est un conte norvégien qui raconte l’histoire d’un groupe de jeunes paysans catholiques en prise avec des trolls dans leur château. Grâce à leurs ruses et à leur courage, ils parviendront à s’enfuir de l’ignoble château en libérant au passage une pauvre princesse retenue prisonnière.
Le nom de Moria n’aurait donc aucun lien avec la Bible (par le biais du Mont Moriah), ni avec ce conte norvégien d’origine scandinave. C’est ce que Tolkien explique quelques pages plus haut dans la même lettre lorsqu’il écrit à propos des supposées sources des noms de son invention (p. 531) :
[…] l’essentiel de cette nomenclature est construit à partir de [...] langues préexistantes, et lorsque les noms propres qui en résultent possèdent une signification analysable (ce qui est fréquent), elle n’est pertinente qu’à l’intérieur de la fiction dans laquelle ils sont intégrés. La "source", s’il y en a une, n’a fournie que la séquence sonore (ou des suggestions pour son origine) et sa signification à la source n’est absolument pas pertinente […].
Tolkien réaffirme ainsi sa façon de procéder pour inventer des noms, dans le but de satisfaire son goût pour l’esthétique linguistique, qu’il avait de particulièrement développé.
Toutefois, l’écriture de cette lettre est avant tout motivée par son irritation de voir des lecteurs proposer des hypothèses (qu’il qualifie de "fantasmes") faites sur les "sources" de sa nomenclature. Cette lettre ne reflète donc qu’une facette du processus créatif en oeuvre chez Tolkien, les sources mythologiques de ses écrits étant avérées par d’autres lettres.
Or, il est intéressant de noter que le conte
Le château de Soria Moria a aussi été publié par Andrew Lang en 1890 dans
The Red Fairy Book, livre qu’avait adoré lire Tolkien enfant. Dans la biographie de Carpenter, l’on apprend ainsi (p. 33) :
[…] ce fut surtout à lire les Contes de fées d’Andrew Lang qu’il prit le plus grand plaisir ; surtout le Red Fairy Book dont les pages recelaient la plus belle histoire qu’il ait jamais lue : celle de Sigurd qui tua le dragon Fafnir : un récit étrange et puissant qui se passe dans le Nord, dans un pays sans nom.
Ce fut d’ailleurs à l’occasion d’une conférence en l’honneur d’A. Lang, à l’université de Saint-Andrews au début du mois de mars 1939, que Tolkien intervint sur le sujet des contes de fées, qui donna la matière de son essai "Du conte de fées". Alors pourquoi citer dans sa lettre de 1967 la version de G.W.W. Dasent du
Château de Soria Moria, plutôt que celle d’A. Lang, qu’il a forcément lue (et,
a priori, appréciée) ? L’aurait-il oubliée ? Au regard de son estime pour cet auteur, cela parait peu probable.
On peut légitimement se demander si cet "oubli" de Tolkien ne serait pas un moyen comme un autre de "brouiller" un peu plus les pistes concernant le "décryptage" de son œuvre, travail qu’il jugeait d'ailleurs de peu d'intérêt. De fait, le livre d’A. Lang ne serait-il pas une source importante à étudier pour comprendre certains éléments de
Bilbo le Hobbit concernant les Nains (sans même parler de l'influence de la légende de Sigurd, les trolls norvégiens du Château de Soria Moria apparaissent comme les lointains descendants des géants/nains scandinaves...) ? Ne peut-on d'ailleurs voir dans le
Red Book de Tolkien un hommage au
Red Fairy Book de Lang ?
Cordialement,
T.